La République a-t-elle vraiment besoin d'un président « normal » ?
Par Jean-Louis Schlegel (Le Monde, jeudi 6 octobre 2011, p. 28).
Par Jean-Louis Schlegel (Le Monde, jeudi 6 octobre 2011, p. 28).
"Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle." Si on accepte d'interpréter la pensée politique du philosophe allemand Carl Schmitt dans le cadre de la démocratie, la célèbre phrase qui ouvre sa Théologie politique (1922) peutdonner à penser sur la campagne présidentielle, en particulier sur le concept de "normalité" du futur président, revendiquée par un des participants à la primaire socialiste.
Comme beaucoup, à partir du jour même de l'élection célébrée au Fouquet's, j'ai été plus d'une fois atterré par les débordements verbaux et le comportement outrancier de M. Sarkozy dans le cadre de ses responsabilités politiques "ordinaires" ou "normales". "Sarkozy, je te vois" : j'aurais pu reprendre à mon compte l'exclamation de l'enseignant marseillais devant la vulgarité présidentielle lors de sorties et de réunions publiques (ne parlons pas des multiples échos off, dans la presse ou sur Internet). L'appel à la rigueur, aux vertus, voire à la modération chez les autres, sans en manifester beaucoup lui-même : M. Sarkozy se sera rendu insupportable là-dessus. N'ayant pas voté pour lui, je n'ai pas eu àregretter d'avoir soutenu un président si peu recommandable dans ses manières ou dans sa présentation et maintenant, de surcroît, mis en cause dans des histoires de corruption.
Pourtant, au-delà de politiques contestables, voire détestables, au-delà de déclarations peu dignes de la fonction, on peut ne pas partager l'antisarkozisme virulent, sans nuances, aveuglé par la "manière" du personnage au point d'oublierqu'il a fait et fait de la politique. Car si la politique est aussi la décision et l'action, le courage de la décision et de l'action, on devrait déplacer quelque peu le curseur du jugement porté sur la présidence de Nicolas Sarkozy.
Malgré toutes les critiques sur le style et le fond, on a le droit d'apprécier le volontarisme en politique - il y en a si peu ailleurs ! -, les coups de pied dans la fourmilière. J'allais dire : dans notre fourmilière d'évidences, de bons sentiments, d'arguments trop immédiatement moraux et trop peu politiques, de statuts et d'avantages définitivement acquis aux classes moyennes et aux salariés bénéficiant d'un emploi. Nicolas Sarkozy a accepté d'être très impopulaire, sur les retraites par exemple : même si les critiques de MM. Thibault, Chérèque, Mailly et d'autres étaient justifiées et même si je connais moi-même de nombreux "perdants" immédiats de la réforme, j'ai tendance à saluer - plus encore aujourd'hui qu'il y a un an - sa résistance à une opposition aussi longue, vaste et déterminée.
C'est un exemple parmi d'autres. On devrait surtout lui rendre justice pour sa capacité "souveraine" d'action et de décision dans les situations exceptionnelles de politique extérieure et intérieure, et on devrait le faire même hors succès acquis aux yeux de tous ou incontestables au jugement de l'histoire future. Dans les crises financière et économique de 2008 et 2011, en Géorgie, en Afghanistan, en Côte d'Ivoire, en Libye et lors du printemps arabe, Nicolas Sarkozy a été - malgré toutes ses limites de forme et de contenu - à la hauteur de l'"état d'urgence" ou de l'"état d'exception" - autres traductions possibles d' Ausnahmezustand, le mot employé par Carl Schmitt. D'ailleurs, la marque la plus tangible de cette "souveraineté" est que la critique de l'opposition semblait alors, et semble toujours,tourner à vide. On peut reconnaître cela sans oublier le reste, et même si M. Sarkozy est lui-même le premier responsable du caractère illisible de ses performances politiques.
La situation du monde crée-t-elle une situation exceptionnelle, un état d'urgence permanents ? Laissons cette opinion à l'UMP, qui en tire argument pour la reconduction du président en place. C'est l'argument sécuritaire, ou l'"après-nous, le chaos", qui reviennent étendus aux dimensions du monde et de la politique extérieure. Néanmoins, le critère de la capacité exceptionnelle de décision et d'action en démocratie devrait être apprécié à sa juste valeur. Et quand un candidat aux primaires socialistes revendique sa "normalité", il devrait peut-être au contraireinquiéter.
"Normalité" en quoi et par rapport à quoi exactement ? Aux "pathologies", aux excès, aux foucades, du président actuel, à l'image ternie de la dignité présidentielle ? Tout le monde l'accordera volontiers : un président "normal" en ce sens-là, qui exciterait moins les passions françaises en maîtrisant les siennes, serait certainement bienvenu. Mais il en va autrement en matière d'action et de décision politiques : le très "normal" et brillant M. Hollande sera-t-il autre chose qu'un bon, sage et pépère gestionnaire du quotidien ? Quelle nouveauté, quelles ruptures, quelles décisions, quelles réformes impopulaires assume-t-il ? On n'en sait rien, ou presque rien. Ses partisans vantent l'exceptionnelle normalité du "Corrézien" - un rappel ou un label, qu'une présidence récente, sympathique mais d'une inaction notoire, devrait pourtant rendre douteux.
Face à M. Sarkozy, on peut certes faire entrer dans la "normalité" - M. Hollande et ses partisans ne s'en privent pas - toutes les qualités imaginables (sauf l'imagination elle-même) : patience, honnêteté, sincérité, perspicacité, sang-froid, cohérence, constance, maîtrise de soi...
Mais tout cela s'apparente à des vertus personnelles plus qu'à des qualités politiques, a fortiori à la capacité d'incarner de façon exceptionnelle - oui, exceptionnelle ! - une ligne politique. Même dans le quotidien, un dirigeant politique ne doit-il pas aussi imaginer le neuf, rompre, décider, résister, refuser les normalités reçues, et d'abord les conformités et la tyrannie de l'opinion ? La "force tranquille" de M. Hollande donne en réalité une idée faible de cette capacité à réagiret à agir. Opposer le seul rempart du "normal" - fût-il exceptionnel - à la situation exceptionnelle non choisie est un peu court. Son accession au pouvoir serait même, nous annonce-t-on pour nous rassurer, l'avènement d'une "hypoprésidence" !
Le problème de M. Hollande n'est pas qu'il n'a pas été ministre. Ce ne sont pas non plus ses qualités et vertus personnelles. C'est son inaction à la tête du Parti socialiste, son incapacité ne fût-ce qu'à proposer un minimum de travail et de réflexion sur l'avenir et la rénovation de la social-démocratie. S'il y avait une attente à formuler à son égard, c'est précisément qu'il se débarrasse de sa normalité pour nous faire découvrir ses capacités anormales d'affronter des urgences et deprendre des décisions. Ses challengers aux primaires socialistes portent aussi la charge de cette preuve, mais au moins aucun d'entre eux, jusqu'à présent, n'a prétendu exercer une présidence "normale" face aux temps exceptionnellement difficiles qu'il faudra affronter.
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