vendredi 24 février 2012

Paru dans Le Temps (Genève) Le 24 février 2012


La politique comme un ciel de Magritte

C’est un essai vraiment singulier que nous offre ici le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, qui s’était déjà fait remarquer avec sa Philosophie des âges de la vie en 2007. Cette fois, c’est de philosophie politique qu’il s’agit. Qui doit gouverner ? est son titre, franc et direct comme sa prose, élégante, sobre, limpide. Alors qu’en ce domaine, les ouvrages ont une tendance accentuée à se délecter d’un jargon destiné aux professionnels de la profession, celui de Tavoillot est lumineux comme un ciel de Magritte. Il affronte pourtant une question éminemment complexe : qui doit gouverner la démocratie ? Cette question peut se décliner sur différents modes ; par exemple : qui  doit gouverner dans une société d’individus ? ou encore : comment exercer le pouvoir à l’heure de la mondialisation ? Mais dans tous les cas, c’est le même problème : qui a autorité en démocratie ?
A cette gerbe de questions, Tavoillot n’a pas la prétention d’apporter une réponse univoque : « Il n’y a évidemment pas de recette, mais au moins le peuple de la démocratie doit-il comprendre qu’il n’y a rien de plus difficile que de gouverner le peuple de la démocratie ». Ce n’est pas une formule vide, ou un faux-fuyant rhétorique : car elle est la conclusion d’une analyse subtile mettant en évidence les difficultés et ambivalences de l’exercice de l’État démocratique aujourd’hui. Entre « le gouvernement impossible et la gouvernance improbable », Tavoillot identifie six candidats qui se disputent la prétention à gouverner : 1) les politiques (et on dénonce alors leur oligarchie représentative) 2) les médias (au risque de la tyrannie de l’opinion) 3) le pouvoir de la rue (populisme) 4) les intérêts (marchandisation) 5) les juges (judiciarisation) et 6) les impératifs de la mondialisation (perte de souveraineté nationale). Or, pour chacun de ces cas, l’auteur expose la légitimité et les dangers de ces divers prétendants, qui pourtant doivent tous contribuer à l’exercice du pouvoir démocratique.
Mais singulier, l’ouvrage de Tavoillot l’est aussi par la manière dont il donne à ce questionnement contemporain une épaisseur historique. Car il s’agit aussi d’un ouvrage d’histoire de la pensée politique – l’un des plus plaisants et originaux qui soient. En effet, en une dizaine de chapitres, l’auteur retrace les différentes réponses qui ont été apportées à la question qui donne le titre à son livre, de sorte que l’on passe là en revue tous les grands noms de la philosophie politique occidentale, des Grecs au libéralisme d’aujourd’hui. Le spécialiste admirera dans ce livre la qualité de ses synthèses thématiques – un exercice toujours difficile ; le lecteur simplement curieux, lui, appréciera la clarté et la pertinence de l’exposé. Quant au personnel politique, on ne peut qu’espérer qu’il le lise : il en ressortira plus intelligent qu’avant.

                                                                        Mark Hunyadi

Pierre-Henri Tavoillot, Qui doit gouverner ? Une brève histoire de l’autorité, Paris, Grasset, 314 p.

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